Infolettre #18
Dans le but d’informer et de divertir son fidèle lectorat sans faire trop d’efforts, Ta Mère a décidé de sous-traiter son infolettre à ses autrices, auteurs, créateurs et créatrices. Aujourd’hui, Stéphane Girard vit quelque chose et se remémore ben des affaires en lisant Il est strictement défendu de boire en studio…
En lisant Il est strictement défendu de boire en studio. 30 ans de bénévolat à CISM (Ta Mère, 2021), je me suis souvenu que lors de ma propre résidence sur les ondes du 89,3 FM (de 1995 à 2001 : ça ne rajeunit personne, right ?), j’ai fait la connaissance d’Antoine (dit Montag, dit Jetboy) et celui-ci a été l’un des seuls à m’envoyer un message de condoléances personnalisé (merci) lors de la mort de mon père au printemps 2021 (« Mes sympathies » au pluriel, ça ne se dit pas) ; qu’un peu comme les émissions Jetboy/Jetgirl et London Café dont il est question dans le livre, j’étais également aux prises (à l’époque) avec ma propre obsession pour toute la musique qui provenait du Royaume-Uni, mais que je me trouvais en quelque sorte déchiré entre les trucs indie qui étaient « de rigueur » au milieu des années 1990 (Blur, Pulp, Oasis, Arab Strap, Elastica ou Mogwai, oui, mais aussi ces formations désormais passablement anecdotiques comme Bis, Gene, Dodgy, Menswear, Salad, Sleeper, Senser, Tiger, Embrace, Brassy, January, Echobelly, Echoboy, Bradly Drawn Boy, The Boo Radleys, The Delgados, Catatonia ou Carter USM, que je plébiscitais volontiers néanmoins) et la scène électronique anglaise qui émergeait au même moment grâce à des artistes comme Underworld ou une écurie comme Warp Records, alors que j’avais véritablement l’impression, en écoutant et promouvant (en et hors ondes) des bidouilleurs comme B12, Boards of Canada, LFO, Tricky Disco, Plone, Forgemasters, Sweet Exorcist ou Tuff Little Unit, d’« entendre » quelque chose de foncièrement neuf ; que mon obsession pour la musique dite électronique, à laquelle j’ai d’ailleurs consacré l’essai Poétique du mixtape (Ta Mère, 2018), vient probablement, maintenant que j’y repense, entre autres de là ; que le DJ montréalais Tiga, auquel je consacre dans ce même bouquin un chapitre entier, animait lui aussi une émission sur les ondes (rivales) de CKUT, si bien que l’ironie du sort veut que je n’ai jamais pu l’écouter, puisque j’étais en ondes au même moment (tous les lundis, de minuit à 2 heures du matin, en direct de surcroît) ; que l’intitulé (et le jingle d’ouverture) que j’avais donné à mon émission – Stop – s’inspirait d’un interlude de 45 secondes – « Stop (Crack) » – que l’on trouve sur le premier album de Nightmares on Wax, paru justement sur Warp en 1991, et que j’avais véritablement l’impression à ce moment d’être le seul à posséder un tel artefact sonore inédit (ce que m’avait en quelque sorte confirmé Étienne [dit l’Écureuil] de CISM – « T’es le seul gars que je connaisse qui connait A Word of Science » [je paraphrase] –, ce qui me procurait une juvénile mais furibonde « fierté ») ; qu’on m’avait un jour (étrangement) envoyé couvrir en tant que « journaliste » la conférence de presse de Sarah McLachlan à l’été 1997, conférence que la chanteuse canadienne donnait juste avant son concert montréalais, et Mark (dit Petit Coco, dit PC) avait menacé de me quitter si je ne lui permettais pas de m’y accompagner, même s’il n’avait en réalité aucun droit d’y assister, n’entretenant aucun lien professionnel avec CISM (à part cette veille de Noël en 1996 où il m’avait tenu compagnie en studio, alors que j’y animais toute la nuit et que lui, juif anglophone du West Island, n’avait rien de mieux à faire en un tel soir de « congé » à part me supplier – en vain – d’y faire jouer « Fumbling Towards Ecstasy » en sirotant illicitement du Caribou [le drink, pas le band]) ; que pendant ce même été 1997, j’ai, en fin d’émission, diffusé systématiquement chaque semaine la trilogie « Exit Music (For a Film) »/« Let Down »/« Karma Police » d’OK Computer de Radiohead, probablement la plus belle séquence de tout leur répertoire ; que des années plus tard, un soir d’été en 2000 où Frédéric (dit Clémentine) m’avait accompagné à la coanimation, je lui avais proposé de lui donner un lift à même mon vélo de montagne aux petites heures du matin, mais qu’en sentant l’étreinte de ses bras autour de ma poitrine, alors que celui-ci était (disait-il) amoureux de moi (moi, pas), j’avais rapidement ressenti un malaise et lui avais demandé de descendre dudit vélo sur la cossue (lire : outremontaise) avenue Maplewood, le forçant ainsi à rentrer chez lui (dans le Village) à pied, alors que j’arriverais pour ma part chez moi (sur le Plateau) en quelques minutes à peine, ce qui constituait, je l’admettrai maintenant d’emblée, un total dick move (et je m’en excuse, même si je ne le regrette – devrais-je ? – absolument pas) ; que le simple fait de « choisir » une pièce à même la somme de toute la musique enregistrée disponible (par exemple, « I Hope That You Get What You Want » de Woodbine) et de la « combiner » avec telle autre qui, ainsi, la précède (« Pink Girl with the Blues » de Curve) ou la suit (« Windowlicker » d’Aphex Twin) en ce qu’on ne peut qu’appeler une performance (oui) ressemble pas mal à ce que le sujet décrit par la linguistique accomplit quand il parle (oui oui), me confirmant dès lors que toute l’intuition à la base de cette Poétique susmentionnée provient, maintenant que j’y pense derechef, elle aussi (notamment) de ces nombreuses heures passées à CISM ; que toute programmation, à titre de « disc jockey » (quelle expression bizarre que cette « chevauchée de disque », non ?), se veut, puis-je me permettre de le redire ici, un véritable geste auctorial, soit une manière de « prendre parole » (de devenir, donc, auteur), même s’il n’y a pas d’intervention microphonique parlée à proprement parler ; que Stop s’avère, a posteriori et par le fait même, quelque chose comme ma première « œuvre » publique ; qu’entre un nouvel essai (en cours de rédaction) portant sur la narrativité expérimentale dans Twin Peaks et cet autre (en cours de conception) consacré à la mélancolie, au déclin et à Lana Del Rey (ça ne s’invente pas), je caresse depuis un moment l’idée d’un livre de poésie (oh) textualiste (euh) à cheval entre Autoportrait (P.O.L, 2005) d’Édouard Levé et La musique (Inventaire/Invention, 2007) de P.N.A. Handschin (j’y travaille, d’ailleurs, sous le titre – provisoire ? – de… Ma musique. Essai d’autothéorie discographique, rien de moins) ; que cette même musique occupe, sur le plan de la constitution de ma subjectivité, une place que je considère en rétrospective plus importante que la littérature (!), à laquelle j’ai pourtant consacré toutes mes études (dont mon doctorat : coucou Butor ! coucou Kristeva !) de même que ma carrière (d’)universitaire ; que de proposer en guise de « premier jet » à Ma musique la présente infolettre formée uniquement de subordonnées complétives en une logorrhée égocentrée servant à ne parler que de moi et de mon propre rapport à « ma » discothèque – mais aussi (conséquemment, c’est-à-dire forcément) aux autres, on le voit bien (non ?) – s’avère quelque chose de résolument indulgent, sauf que m’étant fait un « spécialiste », dans Moi et ma fascination de moi (Ta Mère 2021), des questions de narcissisme dans la culture contemporaine, le projet demeure (à mon sens) résolument admissible (car cohérent) ; qu’un de ces lundis soirs de la fin des années 1990, juste avant de prendre le micro (probablement entre « The Dancer » de PJ Harvey et « If You Tolerate This Your Children Will Be Next » de Manic Street Preachers : j’invente un peu ici, tenté soudainement par – oh là là – l’autofiction), j’avais avec indolence mangé une grosse poignée de Doritos et (sans grande surprise, me dis-je aujourd’hui) m’étais étouffé – des graines s’étant coincées au fond de ma gorge – en ondes, donc en studio, car il était strictement défendu d’y boire, n’est-ce pas ; que cette anecdote, dont je suis vraisemblablement, quelque deux décennies plus tard, le seul à (encore) porter l’odieux, aurait naturellement sa place dans le livre d’Alexandre Fontaine Rousseau, mais elle la trouvera finalement ici, grâce à cette maternelle tribune, comme quelque chose, à mes yeux à tout le moins, de fondamentalement inaugural.